"Polytechnique" est le film le plus fort et singulier de Denis Villeneuve. Jamais sorti en France (hormis en DVD), peu de gens le connaissent. Pourtant, on a le droit d'être indifférent à "Prisoners", mais pas à "Polytechnique". Il y a quelques années, une étudiante en communication, Mathilde Carvalho, qui a participé à plusieurs de nos émissions de radio, a écrit ces lignes brillantes sur le film de Villeneuve :
Comme c’est le cas dans de nombreux films, les premières minutes sont consacrées à la préparation mentale du spectateur.
On nous entraîne à la violence comme on met l’astronaute dans sa centrifugeuse.
Néanmoins, l’utilisation du noir et blanc est un filtre un peu contradictoire puisqu’il a sûrement vocation à atténuer la présence du sang dans le film. En tout cas c’est au moins l’un de ses rôles.
Pour revenir au premier plan, qui est un plan séquence: la salle des photocopieuses est emplie d’un brouaha, les étudiants échangent quelques mots mais on est assourdi par le bruit des machines.
Une scène de vie banale a priori. On remarque que les indices sont donnés dès les premières secondes : au premier plan, ce sont deux filles. Les victimes sont annoncées. Ce sont d’ailleurs les deux premières blessées lorsque le premier coup de feu éclate. On a quand même quelques secondes de doute : est-ce que c’est le photocopieur qui a explosé ?
Du brouhaha on passe au silence et au sifflement dans lequel est plongée une jeune fille assourdie par le coup.
On passe de « on ne s’entend pas », à « on n’y entend rien » dans les deux sens du terme: c’est l’incompréhension qui règne, comme dans le regard éperdu de la jeune fille blessée à l’oreille.
Je pense que ce film, réalisé vingt ans après le drame, fait un constat assez triste: cette fusillade, cette violence, on n’arrive toujours pas à les intégrer, à les digérer.
Et à la fois, peut-être que ce film existe pour cela, pour essayer de comprendre le drame et enfin le mettre de côté.
Il nous plonge tantôt dans la tête du tueur, tantôt dans l’effervescence de la vie étudiante, puis les deux se rejoignent dans le sang.
Pourtant, ni le mobile, la psychologie du forcené, ni la représentation du meurtre n’apaisent quoi que ce soit ni n’apportent de réponse.
Le format serré du cadre nous piège entre ciel et terre, nous interdit d’échapper au drame. le spectateur est bloqué dans Polytechnique, il est aussi un otage.
Après le premier plan qui fait office de panneau de signalisation « danger », le réalisateur nous propose un portrait du tireur fou.
On note l’absence de musique. Du bruit on passe à un calme inquiétant, qui n’est qu’apparent. C’est le calme avant la tempête.
La genèse de l’apocalypse se tisse sur quelques notes de musique inquiétante, une chambre parfaitement rangée et un regard dans le vide. Le personnage a déjà un pied de l’autre côté: c’est un suicide et tout est prêt, il s’explique dans une lettre (pour des raisons peu intelligibles), range ses affaires, se rase…
Tout au long du film, avant le passage à l’acte, les plans concernant le tueur s’opposent à ceux qui dépeignent l’école et les étudiants.
Silence ou musique menaçante contre silence ou bourdonnement, voix incessantes, bruits de vie. Entre les deux, il y a toujours ce silence, très présent.
Il y a peu de dialogues, peu de musique, on ne cherche en rien à combler les blancs. Ce silence, le noir et blanc, et la neige incessante cristallisent cette journée noire.
Et c’est bien ce traitement du drame qui me fait penser que le film n’aide pas à la catharsis.
Il fige davantage dans les mémoires ces moments de cauchemar.
Pourquoi montrer l'horreur si ce n'est pour résoudre le problème qu'on a avec elle? Ce film est un hommage, un devoir de mémoire. Mais c'est aussi un parti pris: montrer les meurtres. Peut-être que l'idée est qu'être cru permet plus de crédibilité, va nous permettre de vraiment intégrer ce que signifie un massacre. Mais malgré l'atmosphère anxiogène je pense que c'est impossible de SENTIR comme si on y était, quand on n'y est pas. On ne peut pas le reprocher à ce film, je pense qu'aucun ne sait reproduire chez un spectateur l'angoisse d'une mort imminente.
Enfin, une scène m'a particulièrement marquée. Celle du suicide du tueur. Je vous ai joint une capture du plan en question.
Il se tire une balle dans la tête, comme prévu. Et il s'effondre à côté d'une de ses dernières victimes, le corps tourné vers elle. Il meurt à côté d'une femme, alors qu'il déteste les femmes, et leurs sangs se mélangent. Je crois qu'il n'y a pas plus cruel comme message. "Vous êtes toutes mortes en vain, la mort réconcilie tout le monde". Personnellement, si j'avais un proche victime de cet attentat, je l'aurais "en travers". C'était peut-être une façon (mal?)adroite de dire qu'il haïssait ces femmes qui ne l'aimaient pas, et donc que lui les aimait ?
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