Jean-Louis Murat : souvenirs et vertiges.
Il y a trois décennies, Jean-Louis Murat avait accepté d'écrire un texte sur "Vertigo" d'Alfred Hitchcock dans le cadre d'un livre que j'écrivais. En pleine promotion de "Cheyenne Autumn", il avait réagi avec une gentillesse incroyable au jeune provincial pressé que j'étais aussi. Il m'a envoyé ses deux textes (l'autre sur "Taxi driver") tapés à la machine dans une enveloppe kraft que j'ai encore. Le texte est plus bas... Quand je l'ai rencontré, je lui ai dit à quel point "Cheyenne autumn" était beau. Il avait fait un petit geste des épaules que je n'ai jamais oublié... C'était très sphynx et très humble à la fois. Comme s'il était déjà passé à autre chose...
1989 : "L'ange déchu" est un choc un coup de balai dans mes oreilles. Je n'en croyais pas mes sens. La chanson a habité mon esprit des mois et des mois. A l'époque, je présentais le cinéma sur "Nulle part ailleurs" (C+), ce qui avait quelques avantages induits, notamment l'amitié de Pascal Aznar, qui travaillait chez "Virgin", la boîte de Murat (qui s'y sentait d'ailleurs en boîte). J'ai reçu le CD du "Manteau de pluie du singe" par coursier et c'était comme une livraison de pain béni.
Je suis frappé par "Cours dire aux hommes faibles" et son rythme trépidant, qui s'accélère, alors que justement on parle de faiblesse. Quel oxymore ! "Col de la Croix-Morand" évidemment. J'y suis allé plusieurs fois dans ce col, à ce col, seul et accompagné. En 2016, ma compagne ne voulait pas monter au sommet : trop haut, trop chaud. Elle m'a conseillé d'y aller tout seul, que je lui raconterais, etc... J'ai grimpé au sommet de la montagne qui surplombe le col. Puis, en jetant un oeil distrait sur le contrebas, je vois un petit chien, le nôtre, qui monte à grandes enjambées. Cebeau Wwesty était en train de montrer le chemin à ma compagne, lui disant : "Viens, on va retrouver Pierre !" Nous nous sommes retrouvés à 3 en haut... Je crois à ces signes telluriques. Le chien s'appelait "Pégase", un nom cité par Murat dans "Fort Alamo".

La première fois que j'ai entendu parler de Murat, c'était dans un entretien de William Sheller. J'ai tendu l'oreille. Je trouvais "Si je devais manquer de toi", joli, inhabituel mais pas envoûtant au point de... Jean-Louis est venu la chanter sur le plateau de "La vie à plein temps" (France 3) à Toulouse. Ce jour là, pur hasard, je faisais une chronique cinéma en direct. Murat chantait juste après et j'ai eu l'impression de passer devant la caméra en quittant le plateau. Je me sentais con et embarrassant. Heureusement, en régie, le réalisateur ne dit qu'il n'a rien vu. J'avais donc frôlé Murat sans le masquer. Anecdote...
"Cheyenne autumn", quel album ! Depuis, je me suis dit (sans preuves) qu'il s'agissait sans doutes de chansons que Murat avait en stock depuis plusieurs années, et qui avaient été "embellies" par les synthés, boîtes à rythmes, bref l'emballage "Virgin" (et je dis ça comme un compliment). La preuve, il a peu chanté les chansons de cet album par la suite, y compris les plus belles ("Amours débutants", "Te garder près de moi", "Le garçon qu maudit les filles", "Le troupeau"...
C'est en écoutant ces chansons que je suis allé à Clermont-Ferrand pour la première fois. Mon grand-père m'en parlait souvent, lui qui négociait du bois depuis Brive-La-Gaillarde. En serpentant dans la ville, je pensais à "Ma nuit chez Maud" et à Murat, ce chanteur pas à la mode...
J'ai été déçu par "Vénus" qui bégayait selon moi. Trop vite. Je me souviens aussi d'une discussion avec le cinéaste Laurent Larivière (qui ne portait pas ce nom à l'époque) et qui me disait "Non, Pierre, c'est l'album de la maturité !". C'est bizarre les goûts...
"Dolorès" m'a frappé, comme un uppercut. Ce train bleu, ces allers-retours sentimentaux, ces "à quoi tu rêves", cette réinvention rythmique. Et surtout, j'étais bouche bée devant la crudité de "Fort Alamo" : "Tes gestes d'orfèvre, ta vie de femelle, je te jures que je m'en fous... De ma vie vulgaire dans l'armée de l'air, je garde l'amour, c'est tout... Si dans tes bontés internationales, je ne vaux plus le coup". Tellement de double sens, que c'est érotique, je trouve, une séparation quand on y pense. Je trouvais que c'était plus fort que Bashung, car sans humour et jeu de mot qui sauve. Murat y allait franco. Je me souviens qu'à la même époque Kubrick disait à son scénariste de "Eyes wide shut" (Frédéric Raphael) : "Surtout, pas de bons mots dans les dialogues !" Ça me plait cette rugosité. L'humour vient trop souvent rendre démagogique les coeurs blessés, je trouve.
"Mustango", c'est le cross-over. L'imaginaire américain rendu prégnant par les musiciens de "là-bas". J'ai toujours été fasciné par le petit roulement de batterie au début de "Jim". Pour moi, c'était comme si Murat appuyait sur la touche "extra ball" d'un flipper et relançait la partie, sa partie. Quelques années plus tard, Murat était chez Drucker, invité par Patrick Sébastien. A la fin de "Au mont sans-soucis" (pour moi l'équivalent moderne du "Fidèle" de Charles Trénet), Sébastien, briviste, a dit à Murat le clermontois : "C'est chouette que tu aies fait les chants d'enfants toi-même à la fin !". Ça m'a rendu Sébastien terriblement sympathique.
"Le moujik et sa femme", c'est la preuve qu'il faut savoir nommer une oeuvre. Quel beau disque. "Foule romaine", quelle ode à la sensualité, on se croirait au milieu des cigales, alors qu'il n'y en a probablement pas à Rome. "Moujik"... Oui, il faut nommer un disque, car quelques mots le colore alors que tant de chanteurs donnent des titres passe-partout et passe-plat.