Cet entretien a été réalisé sur le cours de quelques mois, par courriel, après la sortie de "Un 32 Août sur terre" qui est un de mes films favoris "de tous les temps" comme on dit. Partant du principe qu'il n'existe pas de bons films sans bons titres et que, à l'inverse, un mauvais titre donne la plupart du temps un mauvais film, j'étais allé à la semaine du cinéma Québecois fin 1999 au "Cinema des cinéastes" (Paris, 17). Précisément pour voir à quoi pouvait bien ressembler un film qui s'appelle "Un 32 Août...). Au bout de 2 minutes, j'étais happé, et à la fin du film, j'étais dans un état que j'avais rarement connu. La venue de
Denis Villeneuve était annoncé pour le week-end suivant. Célibataire à l'époque, j'avais du temps. J'y suis donc retourné. A la fin de la projection (où le cinéaste était accompagnée de sa première femme et de ses enfants) je lui ai dit tout ce que son film représentait pour moi et, à mes yeux, pour le futur du cinéma. Nous avons sympathisé, échangé nos adresses mèl et avons convenu d'un entretien transatlantique libre que vous trouvez ci-dessous.
Aujourd'hui, le cinéma de Denis Villeneuve est moins touchant, pour moi en tous cas. "Prisoners" m'a laissé totalement de marbre, même chose pour "Blade runner". Son parcous est un peu comme les joueurs de foot hyper doués qui sont immédiatement repérés par les clubs riches (ici, le club c'est "Hollywood") et qui n'ont plus le même rapport à leur sport.
Pour autant, je ne jette pas le bébé avec l'eau du bain et le cinéma de Denis Villeneuve compte beaucoup pour mois. "Polytechnique" est un film exceptionnel, et je suis toujours prêt à me fâcher à ceux qui le trouvent juste "bien", mais ne comprennent pas mon engouement. La séquence où le survivant qui culpabilisé d'avoir réchappé au carnage, allume et éteint une bougie, avant de se suicider est sans doute le sommet de la culture visuelle contemporaine, comme un mélange de Vermeer et de Bacon. C'est un de mes 10 films favoris. Quand à "Incendies" (qui est un peu plus calibré mais extraordinaire), comment oublier la dédicace/demande à Leonard Cohen ?
Je forme un voeu : que les prochains films de Villeneuve ne marchent pas aussi bien que le tiroir-caisse le voudrait, et qu'il revienne à un cinéma plus original, qu'il fasse "Un 37 Septembre sur la terre". L'entretien ci-dessous n'a pas été retouché depuis 2000, pour en garder, paradoxalement, la fraîcheur...
Pierre Gaffié, 5 Novembre 2023 (pierre.gaffie@protonmail.com)
Un titre de film sert souvent de parfait sésame pour comprendre un cinéaste. Le ton est immédiatement donné, certaines clefs aussi, et il n'est pas rare que cette "marque de fabrique" suive son créateur tout au long de sa carrière .Un titre, c'est une poignée de main. Elle s'agrippe à vous ou se ramollit entre vos doigts, vous donne envie d'en savoir plus ou de fuir illico.
Un 32 Août sur Terre... Dans le programme du festival de Cannes 99, le titre du premier film de Denis Villeneuve tranchait nettement avec le tout-venant.
Et les images confirmaient cette impression : la quête de Simone (Pascale Bussières) pour obtenir, la trentaine sonnée, ce qu'elle souhaite enfin de la vie - un enfant - a quelque chose de surréaliste : un enfant, l'après-midi même avec son meilleur ami, sans engagement ni formalité supplémentaire.
Martelée par la musique de Robert Charlebois, ses tentatives pour convaincre Marc de répondre à ce désir maternel ont quelque chose d'imparable, d'inévitable.
Et sur l'écran, les dates passent : 33 août, 34..., sans que nous n'y prêtions plus attention. Nous sommes ailleurs, dans un monde reconstitué, qui sonne pourtant terriblement vrai.
Maelström, sorti en 2001, amplifiait la musique intérieure de Denis Villeneuve. Là aussi, un accident de voiture - comme pour Simone - marquait le changement de destin de l'héroïne. Riche héritière de la Pub, Bibiane pouvait devenir une Séguela en jupe de cuir, mais sa vie bascule en même temps que le clochard qu'elle renverse.
La ville devient alors un instrument d'épouvante mais aussi de reconquêtes de soi. Rarement, dans le cinéma contemporain, l'espace urbain aura été décrit avec autant de sauvagerie et de poésie cumulées. Sans oublier l'humour, omniprésent, qui ne sert pas ici à véhiculer des mots d'auteur poussiéreux mais des dialogues sonnant étonnamment vrais.
Autant de raisons qui nous ont poussés à questionner Denis Villeneuve sur son parcours, ses "visions" et ses personnages.
Pierre Gaffié : Vous souvenez-vous de ce qui vous a poussé à devenir cinéaste ?
Denis Villeneuve : La nécessité d'établir le contact avec la réalité (les autres). J'étais prédestiné à contempler un plafond pour le reste de mes jours. Le cinéma est pour moi une bouée de sauvetage, une mécanique qui me permet de transformer cette apathie sous-marine en action, et de monter à la surface. La vérité est que plus je tourne, moi je sais d'où exactement est née cette envie. Dans mon cas, je crois que cela s'apparente davantage à une maladie.
PG : De vos deux films, le 32 Août et Maelström, semble se dégager - entre autres - l'idée d'un combat entre pureté (des relations humaines) et hostilité ou en tous cas pression du monde extérieur. La ville, les ports, les aéroports, le lieu de travail semblent être des poids au-dessus des personnages qui se débattent pour faire vivre leur rencontre ou leur passion...
Denis Villeneuve : C'est le caractère abrasif du réel. Le monde n'a jamais été aussi binaire et cynique. La perte du rapport sacré au monde m'émeut beaucoup. Il y a coupure nette avec la mort : il n'y a plus de rituels, d'outils, d'espaces, d'échanges avec la mort si ce n'est cette mort déguisée, lente de la consommation comme nirvana qui a engourdi la plus grande majorité de mes concitoyens. La mort par la matière. Ces évidences (et grandes banalités pour nous tous) ne m'assomment pas moins pour autant. Le rapport à l'espace est, chez moi, aliéné par ce sentiment abyssal d'être étranger partout où je suis, de ne pas avoir de racines. Le monde des hommes m'est hostile, pas la nature.
PG Un 32 Août est-il le premier script de long que vous ayez écrit in extenso ? Si non, quels étaient les univers et les thèmes des scenarii avortés ?
Denis Villeneuve : J'ai travaillé pendant 4 ans à l'écriture d'un film intitulé Le film maudit. Ce scénario existe en 12 versions qui donneraient, chacune, un film complètement différent : je ne savais pas comment " réécrire " un scénario. L'idée commune à tous ces embryons de script était la perte de la mémoire collective et l'impérialisme culturel américain : des textes inspirés de cinéma quoi. Rien d'intéressant à mon avis. Des trucs complètement décollés de la réalité écrit au fond d'un lac.
PG : L'idée du titre (Un 32 Août...) s'est-elle imposée rapidement ?
Denis Villeneuve : Le titre du scénario était : Simone en 1997 . J'aimais beaucoup ce titre. Les distributeurs et le producteur eux craignaient, puisque le film allait sortir sur les écrans en 1998, que ça nuise au marketing du film : raison, à mon sens, de toute évidence ridicule. Mais ayant joui d'une liberté totale tout au long de la création et réalisation du film, je cédais finalement à ce caprice et finit par proposer ce nouveau titre, qui est donc né à la toute fin de la fabrication du film. Il m'a fallu du temps pour m'y habituer.
PG : Avez-vous l'impression que le cinéma québéquois est plus "libre", et propice au décalage, que le cinéma français ?
Denis Villeneuve : Le cinéma québécois est né d'un désir de liberté. Il a perdu cette liberté aussitôt qu'il a voulu faire cinématographique, prouver je ne sais quoi aux autres. Il est maintenant, en partie, aliéné et aliénant. Pour répondre à la question : non je ne crois pa
PG : Dans vos deux films, les héroïnes féminines semblent se battre contre leur "naissance" en tous cas contre ce qui les valorise au yeux des autres. L'une refuse de poursuivre une carrière de mannequin, l'autre remet en cause le monde dans lequel elle évolue... Cela a-t'il à voir avec votre passage de la pub (monde artificiel, immédiat, bien payé) au cinéma (plus long, plus solitaire, plus "hasardeux") ?
Denis Villeneuve : Je n'ai pratiquement pas fait de publicité. C'est un monde avec lequel j'ai de grandes difficultés de communication : je ne comprends pas les publicitaires, je me sens parmi eux comme un fumiste, un intrus, un imposteur. Je suis devenu très heureux le jour où j'ai réalisé pourquoi la réalisation de publicité m'apparaissait intangible. C'est que j'ai développé rapidement un rapport sacré aux images et il m'est impossible de mettre en scène et de tourner quelque chose avec lequel je n'entretiens pas un rapport intime de gravité. Il faut que l'image me parle, sinon je tourne n'importe comment, sans aucune inspiration. J'ai alors décidé de ne tourner que des images avec lesquelles je peux risquer l'abandon : la publicité en est automatiquement exclue.
Concernant les deux héroïnes, votre remarque est très juste : les deux femmes se battent contre leur naissance. Ces deux personnages sont très proches de moi sous cet aspect.
L'idée de remise en question, de vigilance et de sommeil face aux acquis, de surplace de notre monde qui n'en finit plus de se répéter en erreurs et en horreurs.
Il y avait cette idée, qui hante les bases des deux projets, volée à Camus : "Puisque toute action aujourd'hui débouche sur le meurtre, direct ou indirect, nous ne pouvons pas agir avant de savoir si, et pourquoi, nous devons donner la mort. "Les deux personnages se font, par impact, dévié de leur orbite, et se mettent à douter du monde qui les reconnaît.
PG Un autre point commun entre les 2 films est l'accident de voiture. En avez-vous été conscient lors de l'écriture de Maelström ou est-ce un private joke ?
Denis Villeneuve : La notion de l'accident (décantée sous toutes ses formes) est effectivement une des trames formelles communes aux deux films. L'accident comme moteur à vertiges, ce n'est rien de nouveau, mais j'en aime justement la banalité, la quotidienneté, la proximité, la disponibilité.
L'idée demeurait de partir de prémices similaires pour arriver à un film complètement différent. Pour réussir à écrire, il faut que je m'abandonne à un certain esprit ludique : ce jeu du point de départ identique agissait pour moi simplement, en surface, comme défi initiateur. Plus essentiellement, j'avais, évidemment, aussi une envie sourde d'explorer ce territoire plus à fond.
PG : Qu'avez-vous pensé d'Eyes Wide Shut ? Denis Villeneuve : Il y a toujours dans les films de Kubrick un moment où l'on contemple un gouffre donnant sur l'inconnu. Dans Eyes Wide Shut, c'est ce plan de la poupée Barbie à la toute fin qui m'a marqué.
PG : En France le prénom "Simone" (le prénom du personnage principal du 32 Août ) a une connotation du début du siècle et "pose" un personnage en lui donnant un autre sens que Sonia, Nathalie ou Chantal. "Simone" donnerait l'impression que l'auteur a mis un côté nostalgique -ou tragique- au personnage. Est-ce le cas, ou bien ce prénom est-il beaucoup plus contemporain au Québec ? Denis Villeneuve : Le prénom Simone n'a pas cette connotation nostalgique chez nous. Il est contemporain, quoique peu répandu.
PG : Beaucoup de séquences de vos deux films donnent l'impression d'être storyboardées ? Est-ce le cas ?
Denis Villeneuve : N'ont été storyboardées que certaines scènes comportant des effets spéciaux ou des cascades : la scène du réveil de Simone emprisonnée dans sa voiture et la scène où Bibiane bascule sa voiture dans le fleuve. Écrivant moi-même mes films, le découpage se crée évidemment dès l'écriture, dans la genèse. Le style et l'alphabet des images grandissent avec la scénarisation. Le film existe déjà le scénario terminé. Cependant, je n'aime vraiment pas la rigidité du storyboard : je le trouve plutôt " castrant ". Un 32 août est né, en partie, d'un désir d'épuration formelle, de simplicité : le découpage technique était très précis. Celui de Maelström était complètement différent : j'avais envie de retrouver l'énergie et la spontanéité jouissive de l'époque où je tournais des documentaires avec une caméra vidéo minuscule, je me suis donc permis de travailler avec une grande spontanéité sur le plateau. La forme artistique qui se rapproche le plus d'un 32 Août est la peinture impressionniste. Maelström s'apparente plus à l'opéra.
PG : Comment aborde t-on un deuxième long quand le premier a été remarqué ? Incorpore t-on le fait d'avoir eu une connexion rapide avec le public et cela peut-il influer sur l'écriture du deuxième film ? Ou êtes-vous resté plutôt solitaire, intime, voire avec l'envie de "casser" l'attente en prenant des contre-pieds ?
Denis Villeneuve : La carrière d'un de mes films, pour moi, débute et se termine à mon autocritique. J'oublie très rapidement le reste, même si je ne m'interdit aucune influence. Pour ce qui est du public, je repars donc à chaque fois au point zéro, comme si je leur présentais à nouveau, à chaque fois, un premier film. J'espère, naïvement, que tous mes films auront les qualités d'une première œuvre.
J'ai donc eu le deuxième réflexe : j'ai fait mon deuxième film en réaction au premier et non pas en continuité, tout en me cloîtrant. Il n'y avait pas cependant cette envie de casser l'attente, puisque j'élimine totalement cette possibilité. Je considère, avec justesse, que personne n'attend mon prochain film.
Note : Depuis, la première étude transversale sur l'oeuvre francophone de Denis Villeneuve est parue dans le magazine "Versus" (version papier ET web). Je suis fier d'en être l'auteur. A l'époque, son cinéma n'intéressait pas la presse mainstream...
Comments