
entretien avec Françoise Fabian
Quel regard portez-vous sur la double interprétation de Kim Novak dans "Vertigo" ?
C’est un exemple type de regard d’un metteur en scène sur une actrice. La principale indication qu'à pu faire Hitchcock c’est cette phrase de Giraudoux qui dit “ C’est facile d’avoir l’air mystérieux il suffit de regarder devant soi sans penser à rien !”
Quand elle est mystérieuse, toujours habillée en blanc, sublime mais qui, en fait, appâte James Stewart, elle est complétement immobile. C’est quelqu’un de totalement immobile, elle a un corps magnifique, et elle a l'œil vide. Ça c’est incroyablement employé par Hitchcock. Elle est quelque chose mais on peut pas dire qu’elle soit quelqu’un, Elle n’exprime rien. Et c’est ça la force du personnage dans “Vertigo”. Est-ce que Hitchcock a choisi Kim Novak, parce qu’elle est comme ça ? Où est-ce que Hitchcock lui a demandé d'être comme ça ? Je ne connais pas suffisamment Kim Novak pour savoir ce quelle est en tant qu’actrice.
Ce n’est pas une actrice qui me fascine en tant qu’actrice, ni même en tant que spectatrice. Elle est magnifiquement belle, elle a un corps superbe, un visage superbe, elle est formidablement photogénique. Mais elle regarde devant elle et elle ne pense à rien, cela lui donne un air mystérieux. D’une certaine matière c’est assez difficile à réaliser (rires) Une actrice plus vivante, une actrice plus spontanée, plus expressive, eut été peut être à côté de ce qui apparaît dans le film. Alors que Kim Novak est parfaite dans cette image en creux.

L'essentiel du film, ce sont ces rapports entre elle et lui, c’est ce qui s'est établi. L’attirance qu’il a envers cette femme qui est une forme idéalisée. C’est un idéal, une femme idéale. Et le détective peut mettre tous ses fantasmes dans cette femme qui est comme une page blanche, totalement décolorée. Il peut y mettre tous ses fantasmes, projeter surtout ce qui reste d’elle, parce qu'elle n’est pas grand chose, elle n’est rien et c’est lui qui projette tout son imaginaire sur elle. C’est le propre d’une femme qui fait révêr, on peut rêver tout ! Tout est possible sur une page blanche puisque rien n’est encore fait. C’est le contraire de "Fenêtre sur court” , il y a une passion, un attirance intellectuelle, de personnes qui ne sont pas tout à fait normales. Ce n’est pas du tout sensuel entre eux. Je crois que l'étrangeté vient de là et en même temps c’est tellement bien fait, c’est presque trop.
Il a cet art extraordinaire Hitchcock de savoir ouvrir une porte, c’est un génie. On c’est qui est dernier la porte mais la manière dont la porte est cadrée et la manière dont la porte s’ouvre, fait peur alors qu’on sait très bien qui est derrière la porte. Il y a à chaque fois un choc quand la porte s’ouvre. Ça, je ne l’ai jamais vu au cinéma. Ce que j’aime dans “Vertigo”, c’est Hitchcock. Le regard d’Hichock sur les personnages, sur les détails comme la grande écharpe noir qui vole sur son manteau blanc quand il sont au bord de la mer, après la balade en voiture. Dans cette foret elle a le manteau blanc avec cette grande écharpe noir qui sublime sa blondeur, sa blancheur, sa pureté, son immatérialité. Quand elle est au bord de la chemine, qu’elle est dévêtue, il y a aussi l’émotion de sa chair, découverte, pour lui qui l'a toujours vue habillée, impeccable, mystérieuse. Et tout d’un coup LA femme lui apparaît. Elle reste toujours très étrangère à lui, malgré la nudité. Çà, c’est Hitchcock.


Chez Hitchock la femme n’est qu’un rêve. C’est le contraire de Bergman ! Malgré les baisers sensuels ça reste toujours esthétique, c’est le maximum de l’érotisme chez Hitchcock. Mais ça s’arrête au baiser mais le baiser signifie tout, c’est le temps majeure de la rencontre entre un homme et une femme. C’est peut être vrai d'ailleurs.
Pierre Gaffié : Le baiser est un point de départ et un point d'arrivée...
Françoise Fabian : C’est curieux qu'Hitchcock prenne tellement de soin à filmer des baisers, mais seulement des baisers. C’est vrai qu’il y a tout les possible dans un baiser. En même temps, les gens restent distants les uns par rapport aux autres. Justement “Vertigo” est typique de la misogynie d'Hitchcock. Dieu sait qu’il a avantagé les femmes, mais la femme chez lui est toujours idéalisée, elle n’existe qu'en tant qu'idéal. C’est vraiment du cinéma viril, du cinéma d’homme. C’est l’image qu’un homme veut avoir d’une femme.

P.G : Il y a quelques années, il y a eu une petite querelle sémantique autour de la traduction d’un livre français de Kierkegaard. Certains traducteurs avaient choisi comme titre “La répétition”, alors que d’autres comme Nelly Viallaneix optaient plutôt pour “La reprise”. Or, la différence n’était pas que dans le titre du livre. Car répéter son passé c’est pas du tout la même chose que le reprendre. Reprendre sa vie c’est accepter le passé, pas le revivre. Dans “Vertigo quand le héros croit revoir le sosie de la femme qu’il avait perdue, il va la refaçonner. Au lieu de tendre vers le futur, il va se perdre dans le passé, il répète sa vie comme dans une pièce de théâtre. Nous allons écouter une scène dans ce moment du film ou le personnage de John, joué par James Stewart entraîne celle qu’on pourrait appeler sa nouvelle femme dans un magasin de haute couture. Il va agir vis-à-vis d’elle comme un réalisateur avec une comédienne. Sauf que là nous sommes dans la vraie vie.

F.F : C’est très violent, terrifiant de prendre possession d’un être à travers quelqu’un d’autre. Je pense que c’est la plus belle partie du film pour moi, c’est ce qui me touche le plus qui revendique une identité. C’est vraiment une agression terrifiante que demander a une femme d’être quelqu’un d’autre, parce que c’est profondément vécue, c’est une réaction qui peut ce rencontrait tous le temps. Je connais des gens qui on perdu une femme et qui on reconstituer cette femme à travers la nouvelle. Cette reconstitution de cette femme morte, c’est d’une violence et une cruauté affreuse.
Elle n’est qu’une projection de ce qu’il rêve, il n’a retrouvé qu’un pantin. Il n’a pas vraiment perçu la femme dont il rêve, c’est l’illusion et la copie de son rêve qui n’est pas son rêve. Il a échoué deux fois je trouve que c’est un drame abominable pour lui. Il ne vit que d'illusion James Stewart dans ce film. On le porte à faute tout le temps.
Dans « Vertigo », tout est double. La femme bien sûr, mais aussi le héros masculin qui a deux noms, John ou Scottie, comme pour figurer deux personnalités.
Et puis, il y a le livre qui a servi de trame au film. Un livre français écrit à 4 mains, ce qui est rare, celle de Pierre Boileau et de Thomas Narcejac. Là aussi nous avons l’impression que le fait d’écrire un livre à deux, n’a fait que renforcer la dimension vertigineuse du scénario. Précisons que lorsque Boileau et Narcejac ont écrit ce livre « D’entre les morts », ils avaient beaucoup insisté sur son contexte historique. La France sortait de la Seconde Guerre mondiale et leurs deux personnages féminins devaient incarner cette coupure entre l’Avant et l’Après-guerre avec également son lot de changements psychologiques. Mais Hitchcock qui visait un public mondial, a fait l’impasse sur cette dimension. Pour pasticher l’un des films les plus célèbres d’Hitchcock, nous pourrons dire que dans « Vertigo », la femme est celle qui disparait. L’homme ne peut pas ou ne veut pas l’avoir pour ce qu’elle est. Elle est soit objet de magie ou de regret, mais elle n’entre jamais entière dans le tableau.
La vraie femme et l’homme, cela doit être tout en même temps. Je crois que nous pouvons vivre très longtemps avec quelqu’un et cette personne aura toujours son mystère. Ce sont les êtres sans imagination qui ne cherchent pas à découvrir le mystère de l’autre, l’autre c’est toujours un mystère. L’amour, je crois que c’est la recherche de ceci et si nous ne le cherchons plus dans l’autre, il n’y a plus d’amour.
Il peut croître à la limite ?
Il peut croître, c’est justement cette recherche du mystère de l’autre qui est l’âme. Si nous nous ne cherchons plus à comprendre l’autre, l’amour sera brève. Je trouve cela passionnant de vivre avec quelqu’un car cette personne que nous croyons connaître, a toujours un mystère qu’il faut découvrir. Nous n’appartenons jamais à qui que ce soit complètement. C’est une hérésie de penser que quelqu’un puisse vous appartenir …
Il y a toujours l’insolvable, les choses cachées, nous ne disons et nous ne livrons jamais complètement. Si le mystère de l’autre ne vous intéresse plus, c’est que nous l’aimons plus.
Ce qui explique très bien Proust dans « Albertine disparue » : nous nous projetons dans l’autre, son propre mystère nous l’imaginons chez l’autre, l’autre devient un être de fuite, un être mystérieux. S’il vous semble mystérieux, il excite l’intérêt et la curiosité.
Un film finalement c’est comme un livre. Même si nous nous souvenons de la tonalité générale, ce sont souvent des fragments, des moments précis qui se cristallisent dans notre mémoire. A fortiori dans « Vertigo », c’est un film sur les allers-retours du temps objectif et intérieur. J’ai donc demandé à Françoise Fabian, quels étaient les images du film qui l’avait le plus marqué ?
C’est une scène très étrange où il la suit sur ce pont et elle jette des fleurs et va se noyer, c’est le piège qui se referme sur lui complètement. La scène où il l’habille et dans la forêt.
Ce sont les scènes les plus marquantes pour moi, c’est une question de lieu.
Ce pont, cette image forte d’une femme en manteau blanc clair qui jette des fleurs, c’est une image artificielle mais nous pouvons penser qu’un homme qui commence à rêver, peut être piégé par ce genre d’image. C’est d’un côté le mur qui peut être une prison, la réalité, la terre et puis cette eau qui coule qui est une chose impalpable, avec ce personnage un peu mythique comme fragile qui va tomber dans l’eau. Et là tout d’un coup, il la prend et c’est une image très forte pour moi.
Il y a aussi la scène où il la suit dans le musée où elle regarde le portrait. Ce gros plan du chignon qui est je crois quand même symbolique, d’un labyrinthe, c’est le gouffre, le mystère … qu’est-ce que cela veut dire ce gros plan ? J’essaie de trouver, ce n’est peut-être rien ou une référence au chignon qui va lui demander de faire ensuite ?
Ce chignon qui fait comme une espèce de nœud, ce n’est pas pour rien qu’il a fait ce gros plan Hitchcock. C’est la fascination de quelqu’un qui peut regarder tous les détails physiques d’une femme qui ne parle pas, qui ne signifie rien, qui détourne la tête et qui fuit. Les seuls repères qu’il a sur elle, ce sont des choses physiques, des images très précises du visage de la manière dont elle est fabriquée, conçue.
Si vous voyez « Vertigo », regardez bien le plan à l’extérieur du restaurant. Quand John découvre pour la première fois Madeleine, la caméra va et vient dans une arabesque qui dessine un V. Le V du vertige.
Ce qui est aussi frappant dans le film, c’est que les humains semblent obéir à un ordre préétabli, nous pourrons dire que dans « Vertigo », l’océan pacifique joue le même rôle que la mer méditerranée dans « Le mépris » , le film de Godard.
Les passions passent mais la nature reste.
Je ne pouvais pas parler QUE de « Vertigo » avec Françoise Fabian, il était bien sûr très tentant de lui demander : comment elle envisageait son métier, son art et s’il y avait des mystères …
Dans l’école de l’actor studio, c’est un travail en profondeur du ressenti et du vécu et non pas l’action de jouer. C’est un travail considérable d’arriver à cela.
Un acteur comme De Niro, qui est un acteur qui s’identifie tellement à ces personnages qui changent tous le temps. Il essaie d’être tellement ce qu’on lui demande de faire, qu’il s’oubli. Pour être un grand acteur, je crois qu’il faut s’oublier et non pas se nier. Mais s’oublier à travers quelqu’un d’autre, c’est-à-dire faire le vide en soi pour se laisser envahir et permettre à l’autre de vampiriser la coquille que nous sommes devenus. Ce n’est pas disparaître.
Tout en étant maîtrisé car nous ne pouvons pas nous laisser envahir, c’est absolument impossible ! Sans cela, nous ferons n’importe quoi. Le travail de l’acteur c’est quand même la forme qui canalise le fond.
Je ne peux pas expliquer ce que je fais, j’ai appris peu à peu. Quand je vois des vieux films que j’ai fait, je m’analyse car c’est très loin de moi, c’est autre chose et ça ne m’appartient pas. Je vois une actrice comme une autre, et quelque fois je suis heureusement surprise car je me dis qu’étant jeune, je faisais des choses très bien sans savoir. J’ai appris certaines techniques mais savoir ce que je dégage et comment je le fais, je ne l’analyse pas, je sais seulement ce qu’il ne faut pas que je fasse. Je ne suis pas du tout une actrice intellectuelle, je travaille à l’intuition du personnage sur lequel je travaille. Je me demande toujours comment le personnage existe en mouvement avant de savoir ce qu’il pense. Il faut que le corps soit déjà l’enveloppe du personnage car c’est toute une mentalité la démarche. Il y a des gens où nous voyons ce qu’ils sont dans la façon de marcher, c’est déjà toute une psychologie la façon dont les personnes se déplacent.
Propos recueillis par P.G
J’’aime chez Françoise Fabian ce mélange de sensualité intense (elle est probablement pour un homme la femme la plus dangereusement enveloppante) et d’acuité intellectuelle. Elle conte, par ses films, mais elle ne s’en laisse pas compter.
Par un ami commun Jean-Claude Guiguet- je lui avais parlé d’un ouvrage très atypique que je préparais autour du film « Vertigo » de Hitchcock. Elle accepta tout de suite de jouer un jeu que jouent peu d’acteurs : commenter le travail d’un autre, en l’occurrence une autre : Kim Novak, son opposée. Je me rendis Françoise Fabian, intimidée et pourtant détendu… C’était, fait absolument sans lien, la première fois que je bus un jus de tomate… Pierre Gaffié